SOCIÉTÉ - Il est minuit, Aicha, mère au foyer à Casablanca, a les yeux rivés sur sa télé. Elle regarde le dernier épisode de sa série préférée, "Samhini" ("Beni Afet" en VO), diffusée sur 2M. Dans cette scène, Manar et Mohammed (Gaye et Mert en turc) se déclarent leur flamme, au bord du Bosphore, yeux dans les yeux, les cheveux au vent.
Aicha, agrippée à sa chaise, regarde la scène avec émotion... pour la seconde fois de la journée. Il s'agit en effet d'une rediffusion du même épisode diffusé à 19h25, sur la même chaîne. Les séries turques, pour elle, ne sont plus un passe-temps, mais une obsession.
Aicha est loin d'être une exception. "Samhini" fait depuis 2012 les beaux jours de 2M. Il s'agit d'un de leur programmes les plus regardés avec en moyenne 4 millions de téléspectateurs par jour.
Depuis 2005, année de diffusion du raz-de-marée "Noor" ("Gümus" en turc) sur la chaîne satellitaire MBC4, les séries turques ont littéralement envahi notre quotidien. Au point que les acteurs vedettes en viennent à faire des publicités au Maroc, et que MBC a créé une émission dédiée aux séries made in Turkey et leurs acteurs, "Extra Turki".
Une machine à produire des séries
À plus de 4.000 kilomètres de Casablanca, à Istanbul, les patrons des grandes chaînes du pays se frottent les mains. Entre 2010 et 2015, le prix d'un épisode est passé de 500 dollars à 50.000 dollars, comme le révèle un rapport Deloitte sur l'industrie des séries turques (et ce contrairement à une légende urbaine qui veut que les chaînes turques distribuent gratuitement leurs séries dans le monde arabe). Toujours selon ce rapport, la Turquie est désormais le deuxième plus gros producteur de séries au monde.
Comme l'explique Ipek Merçil, sociologue turque et professeure à l'Université francophone de Galatasaray à Istanbul, "ces séries et leur succès à l'export montrent la situation économique de la Turquie: ils sont capables de produire des séries de 120 minutes avec un bon scénario et une bonne mise en scène. C'est devenu une industrie, et beaucoup de gens investissent dedans. Si vous tournez une série, même si elle n'est pas populaire en Turquie, vous pouvez toujours la vendre à l'étranger".
Dans le quartier de Beykoz, sur la rive asiatique d'Istanbul, les techniciens et maquilleuses se pressent. Ils ont une semaine pour tourner un épisode de 120 minutes, soit l'équivalent d'un long métrage (en Turquie, les épisodes sont diffusés par semaine et peuvent durer plus de 2 heures).
Du coup, chaque minute compte: les acteurs enchaînent les prises, tout le monde boit des litres de café turc. Le tout sous le regard des voisins qui ne semblent pas s'étonner le moins du monde du spectacle qui s'offre à eux. Certains arrêtent cependant leur voiture une minute pour demander si leur acteur préféré est sur le plateau aujourd'hui.
Les producteurs sont aussi tendus: si les audiences sont mauvaises, la série peut s'arrêter du jour au lendemain, mais si elles sont bonnes, ils pourront les exporter à prix d'or à un public arabe qui semble insatiable. Mais comment expliquer une telle obsession pour ces séries venues du pays d'Erdogan?
Un mélange entre conservatisme et progressisme
Pour Ipek Mercil, tous les pays où sont exportées les séries turques ont un point commun: "ce sont des pays qui ont un passé ottoman ou, comme le Maroc, qui ont des liens avec la culture islamo-méditerranéenne".
Pour cette dernière, les séries dressent un portrait de la Turquie relativement conservateur. "Dans ces séries, les rapports au genre ne sont jamais remis en question, le patriarcat en est toujours au coeur. L'héroïne est généralement une femme monogame. Elle vit une relation amoureuse, la sexualité n'est jamais explicite, et si oui, c'est avec un seul homme. Même s'il n y a pas vraiment de scènes de prière, les rapports de genre traditionnels et la culture turque musulmane sont prépondérantes dans ces séries".
Une représentation de la femme et de la famille qui ne clashe donc pas avec celle de la société marocaine, et dans laquelle les "ménagères" peuvent s'identifier plus facilement. Ipek Mercil concède cependant que même si ces séries dressent un portrait conservateur des femmes turques, elles peuvent être considérées comme progressistes dans les pays arabes.
"En 2005, il y a eu de nombreuses réformes au niveau du code civil et du code pénal en faveur des femmes, ce qui ressort dans ces séries. Ainsi, la vision de la femme véhiculée peut paraître plus progressiste que dans les pays arabes."
Un mélange entre conservatisme et progressisme qui séduit les femmes arabes. Dans son documentaire "Kismet", la réalisatrice Nina Maria Paschalidou interroge une femme irakienne sur cette nouvelle obsession. Pour elle, "ces séries montrent que l'on peut être musulman et moderne".
L'amour avec un grand A
La représentation de l'amour romantique peut également expliquer la ferveur des femmes marocaines pour ces séries qui montrent, à la différence des classiques telenovelas mexicaines, des hommes musulmans faisant preuve de chevalerie et de romantisme. "L'autre attrait de ces séries est en effet l'amour romantique. Il y a une survalorisation de l'amour, les hommes font tout pour séduire les femmes", explique Ipek Merçil.
Les pratiques comme le mariage arrangé ou celui des adolescentes, et même la polygamie sont souvent présentées dans ces séries, mais sous un point de vue critique. La polygamie par exemple y est toujours présentée comme étant négative, remarque Ipek Merçil. "Il n'y a pas de polygamie heureuse dans ces séries. La polygamie est illégale en Turquie, du coup, quand un personnage est polygame, il est toujours puni à la fin. Lui, ou la seconde épouse."
En tout cas, les crises politiques que vit actuellement la Turquie ne risquent pas d'entacher le business juteux qu'est celui des feuilletons made in Turkey. Après les pays arabo-musulmans, c'est au tour de l'Amérique Latine de se mettre à l'heure turque. Du côté des Etats-Unis, les chaînes misent de plus en plus sur les adaptations américaines de leur concurrents turcs. Si les Ottomans ont échoué à conquérir le monde, la Turquie parvient à étendre son empire... télévisuel, cette fois-ci.
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