On ose à peine lui demander d’où elle vient. C’est que Saadia Mosbah, tranquillement assise dans un salon de thé du quartier tunisois du Bardo, est à la tête de l’association M’nemti - "D’où es-tu" - (ou M’nemty,"mon rêve") qui lutte contre les discriminations raciales.
Elle sirote son chocolat chaud en entonnant "Que j’aime ma couleur chocolat", remix bien à elle de la chanson "couleur café" de Serge Gainsbourg.
Au bout d’un petit quart d’heure, on finit par lancer la question qui fâche. "Je suis née à Bab Souika, mon père est de Teboulbou, à Gabès, et mes ancêtres du côté paternel seraient originaires de Tombouctou, au Mali". Saadia est tout sourire. Non, la question ne la gêne pas. "C’est important de connaître ses origines".
Le poids de l’histoire
Son père, déjà, voulait savoir d’où il venait. Cantonné enfant à travailler dans les champs pour aider sa mère, il allait observer la salle de classe de l’école à travers la vitre. Grâce à un enseignant attentionné, il est finalement intégré en cours et se découvre une passion pour l’histoire. Le jour d’obtention de son certificat, il porte sa première paire de chaussures neuves.
Cette passion pour l’histoire, il l’a transmise à ses enfants. Saadia est intarissable. Des histoires du passé, elle en a plein la tête. Elle raconte avec entrain comment les communautés noires du Sud de la Tunisie élevaient, il y a longtemps, des chèvres, des chameaux et des moutons, dont la laine et les poils servaient au tissage des tentes (ghrara). Elle raconte aussi comment l’esclavage, officiellement aboli en 1846, a en fait perduré dans le Sud jusqu’en 1890. "Et jusqu’à aujourd’hui à Jerba", ajoute-t-elle.
Si aujourd’hui "l’esclavage" n’est plus le même, des entreprises jerbiennes, notamment de pâtisserie, embauchent les mêmes familles noires depuis des générations, affirme Saadia. "Ils leurs disent toujours Ousifi - c’est mon nègre". Il est inconcevable qu’ils aillent travailler ailleurs.
Racisme? "Mais de quoi tu parles?"
Mais au-delà de l’héritage de l’esclavage, ce qui l’offusque, c’est le déni du racisme en Tunisie. "Jamais on n’en parle", dit-elle. Avant la révolution, elle a tenté par deux fois de lancer son association. Les autorités lui disaient: "Mais de quoi tu parles? Ça n’existe pas. Vous êtes les bienvenus". La tolérance, Saadia n’en veut pas. Elle n’est pas "la bienvenue", elle est chez elle, et elle veut une Tunisie de la diversité.
A l’écouter, on ne s’empêche pas de penser que c’est loin d’être gagné. Hôtesse de l’air pour la compagnie nationale Tunisair depuis plus de trente ans, aujourd’hui chef de cabine, elle a fait face à l’ignorance des passagers et, dans une moindre mesure, de certains collègues.
Les histoires sont presque drôles. "Lors d’un vol retour vers Tunis, certains passagers qui me voient les accueillir à l’entrée demandent si on va bien à Tunis". Une fois, en 1983, après le briefing et une fois à bord, son chef de cabine principal lui demande de changer de tâche et d’aller travailler à l’arrière parce que le PDG de Tunisair était à bord. Une autre fois, deux de ses collègues ne voulaient pas voler avec elle. "C’est dégradant de voler sous les ordres d’une Ousifa", disaient-ils. Pas tout à fait drôle non plus.
Le racisme en Tunisie, "c’est quelque chose de silencieux, de rampant", dit Saadia. Après la révolution, quand toutes les voix se sont élevées pour tout dénoncer en même temps, elle aussi a voulu faire du bruit.
Ils sont sept à s’occuper de la gestion de l’association, et ils ne sont pas tous noirs – "c’est pas un groupe communautaire".
Ils cherchent à sensibiliser la population et notamment les enfants, car c’est par là qu’il faut commencer. Dans la première école qu’ils ont visité, il n’y avait "qu’un seul petit noir". Une fille disait qu’elle voulait bien jouer avec lui, mais que sa mère lui avait dit de ne pas jouer avec les enfants noirs.
"Après le match, ils ont parlé de couleur de peau"
Un autre axe, c’est la valorisation des Tunisiens noirs. Pas de noirs au gouvernement, une seule députée noire à l’Assemblée, Jamila Ksiksi.
Après les actes anti-noirs qui ont suivi le match entre la Tunisie et la Guinée Equatoriale, l’association a approché la députée pour qu’elle mentionne le problème en plénière et porte leur voix. Saadia hallucine: "Après le match, je pensais que les Tunisiens allaient parler de corruption, mais ils ont parlé de couleur de peau".
Adepte des jeux de mots, Saadia essaye de ne pas "tout voir en noir". Mais elle aimerait que les Tunisiens noirs se mobilisent, même si elle pense qu’ils ont honte d’exposer le problème ouvertement, de peur d’être traité de complexé. "Ils ne veulent pas se voir comme une minorité. Pourtant nous correspondons parfaitement à la définition".
Impossible, toutefois, d’obtenir des chiffres. Les autorités ont compté les juifs, elles ont compté les chrétiens. Mais pas les Noirs – ni les Amazighs, d’ailleurs.
Saadia aimerait avoir des chiffres, ne serait-ce que pour avoir un indice sérieux. Elle parle en riant de sa "robe de tous les jours" et tend son avant-bras dénudé. Sur la table, des gouttes de chocolat chaud débordent sur la théière blanche. Saadia est malicieuse: "Le blanc n’en devient que plus beau, non?".
Elle sirote son chocolat chaud en entonnant "Que j’aime ma couleur chocolat", remix bien à elle de la chanson "couleur café" de Serge Gainsbourg.
Au bout d’un petit quart d’heure, on finit par lancer la question qui fâche. "Je suis née à Bab Souika, mon père est de Teboulbou, à Gabès, et mes ancêtres du côté paternel seraient originaires de Tombouctou, au Mali". Saadia est tout sourire. Non, la question ne la gêne pas. "C’est important de connaître ses origines".
LIRE AUSSI: A la rencontre des habitants de Gosba, le "village des noirs"
Le poids de l’histoire
Son père, déjà, voulait savoir d’où il venait. Cantonné enfant à travailler dans les champs pour aider sa mère, il allait observer la salle de classe de l’école à travers la vitre. Grâce à un enseignant attentionné, il est finalement intégré en cours et se découvre une passion pour l’histoire. Le jour d’obtention de son certificat, il porte sa première paire de chaussures neuves.
Cette passion pour l’histoire, il l’a transmise à ses enfants. Saadia est intarissable. Des histoires du passé, elle en a plein la tête. Elle raconte avec entrain comment les communautés noires du Sud de la Tunisie élevaient, il y a longtemps, des chèvres, des chameaux et des moutons, dont la laine et les poils servaient au tissage des tentes (ghrara). Elle raconte aussi comment l’esclavage, officiellement aboli en 1846, a en fait perduré dans le Sud jusqu’en 1890. "Et jusqu’à aujourd’hui à Jerba", ajoute-t-elle.
Si aujourd’hui "l’esclavage" n’est plus le même, des entreprises jerbiennes, notamment de pâtisserie, embauchent les mêmes familles noires depuis des générations, affirme Saadia. "Ils leurs disent toujours Ousifi - c’est mon nègre". Il est inconcevable qu’ils aillent travailler ailleurs.
Racisme? "Mais de quoi tu parles?"
Mais au-delà de l’héritage de l’esclavage, ce qui l’offusque, c’est le déni du racisme en Tunisie. "Jamais on n’en parle", dit-elle. Avant la révolution, elle a tenté par deux fois de lancer son association. Les autorités lui disaient: "Mais de quoi tu parles? Ça n’existe pas. Vous êtes les bienvenus". La tolérance, Saadia n’en veut pas. Elle n’est pas "la bienvenue", elle est chez elle, et elle veut une Tunisie de la diversité.
A l’écouter, on ne s’empêche pas de penser que c’est loin d’être gagné. Hôtesse de l’air pour la compagnie nationale Tunisair depuis plus de trente ans, aujourd’hui chef de cabine, elle a fait face à l’ignorance des passagers et, dans une moindre mesure, de certains collègues.
Les histoires sont presque drôles. "Lors d’un vol retour vers Tunis, certains passagers qui me voient les accueillir à l’entrée demandent si on va bien à Tunis". Une fois, en 1983, après le briefing et une fois à bord, son chef de cabine principal lui demande de changer de tâche et d’aller travailler à l’arrière parce que le PDG de Tunisair était à bord. Une autre fois, deux de ses collègues ne voulaient pas voler avec elle. "C’est dégradant de voler sous les ordres d’une Ousifa", disaient-ils. Pas tout à fait drôle non plus.
Le racisme en Tunisie, "c’est quelque chose de silencieux, de rampant", dit Saadia. Après la révolution, quand toutes les voix se sont élevées pour tout dénoncer en même temps, elle aussi a voulu faire du bruit.
Ils sont sept à s’occuper de la gestion de l’association, et ils ne sont pas tous noirs – "c’est pas un groupe communautaire".
Ils cherchent à sensibiliser la population et notamment les enfants, car c’est par là qu’il faut commencer. Dans la première école qu’ils ont visité, il n’y avait "qu’un seul petit noir". Une fille disait qu’elle voulait bien jouer avec lui, mais que sa mère lui avait dit de ne pas jouer avec les enfants noirs.
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"Après le match, ils ont parlé de couleur de peau"
Un autre axe, c’est la valorisation des Tunisiens noirs. Pas de noirs au gouvernement, une seule députée noire à l’Assemblée, Jamila Ksiksi.
Après les actes anti-noirs qui ont suivi le match entre la Tunisie et la Guinée Equatoriale, l’association a approché la députée pour qu’elle mentionne le problème en plénière et porte leur voix. Saadia hallucine: "Après le match, je pensais que les Tunisiens allaient parler de corruption, mais ils ont parlé de couleur de peau".
Adepte des jeux de mots, Saadia essaye de ne pas "tout voir en noir". Mais elle aimerait que les Tunisiens noirs se mobilisent, même si elle pense qu’ils ont honte d’exposer le problème ouvertement, de peur d’être traité de complexé. "Ils ne veulent pas se voir comme une minorité. Pourtant nous correspondons parfaitement à la définition".
Impossible, toutefois, d’obtenir des chiffres. Les autorités ont compté les juifs, elles ont compté les chrétiens. Mais pas les Noirs – ni les Amazighs, d’ailleurs.
Saadia aimerait avoir des chiffres, ne serait-ce que pour avoir un indice sérieux. Elle parle en riant de sa "robe de tous les jours" et tend son avant-bras dénudé. Sur la table, des gouttes de chocolat chaud débordent sur la théière blanche. Saadia est malicieuse: "Le blanc n’en devient que plus beau, non?".
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