Élégant dans son costume gris, Abdel détonne. Face à la porte de France à Tunis, il enchaîne les cigarettes en faisant les cent pas autour de sa voiture, une flambante Chevrolet "pour attirer la clientèle". Il attend les quatre passagers dont il a besoin pour son trajet vers Annaba, sur la côte algérienne.
A 56 ans, Abdel fait les allers-retours depuis 16 ans. Il a passé la frontière environ 4000 fois.
Logan, Peugeot 301, Toyota: une douzaine de voitures banales stationne à l'angle de la rue Al Jazira et de l'avenue de France. Quelques touristes prennent des photos de la grande porte de la médina sans se soucier des chauffeurs, Algériens pour la plupart, qui proposent le voyage la voix basse. Leur activité n'est pas régulée, mais les autorités les tolèrent.
Au ministère des Transports, on "pense" qu'il y a "peut-être" un "accord avec l'Algérie" sur les "taxis algériens". Mais aucun texte ne légifère. Aucun panneau n'indique la station.
Sauter d'un dinar à l'autre
Avant de passer aux longs trajets, Abdel avait un taxi à Annaba. Mais le marché est devenu saturé, explique-t-il. "Et moi, tout de suite je m'énerve". De toute façon, il préfère les Tunisiens qui "respectent plus le code de la route".
En taxi, il gagnait 300 dinars algériens par jour. Aujourd'hui, c'est 6,000 (100 dinars tunisiens) de Tunis à Annaba. "Pour toute la voiture", précise-t-il, "donc 25 par personne". En avion, c'est dix fois plus, escale en prime.
Sur les 12,000 qu'il reçoit pour un aller-retour, il en dépense 5,000 en essence... et dans "la quittance des impôts". Parce que, en Algérie, "le business est légal", et c'est 500 dinars à chaque fois. A la fin du mois, Abdel se retrouve avec un salaire d'environ 640 dinars.
Entre dinar algérien et dinar tunisien, on se perd facilement. Ici, tout le monde sait calculer dans les deux monnaies en même temps. D'ailleurs, une poignée d'agents de change au noir vaquent entre les voitures pour proposer toute sorte de dinars à taux avantageux.
Régulé collectivement, le prix du trajet est le même pour tous. Les chauffeurs évitent la concurrence économique et se partagent les clients.
Avant la révolution, Abdel faisait un trajet tous les jours, soit une quinzaine d'allers-retours par mois. Maintenant, il s'estime heureux s'il en fait 10. "Les Algériens ont peur de la Tunisie et les Tunisiens ont peur de l'Algérie", affirme-t-il.
De 2009 à 2011, il a tenté le trajet Annaba-Tripoli. Mais là aussi, les circonstances ont eu raison de lui et "la guerre est arrivée en Libye". De toute façon, le voyage était trop long, il lui arrivait de s'absenter jusqu'à cinq jours. Difficile à concilier avec sa femme et ses trois enfants à Annaba.
S'il ne savait pas s'il allait voter - "ça dépendra de mes trajets" - il s'arrange toujours pour sa famille. Quand "les gosses sont en vacances", il loue un appartement à Tunis et déménage le foyer. Et pendant que la famille profite de son séjour à l'étranger, Abdel continue ses allers-retours comme si de rien n'était.
Avant de faire voyager les autres, il avait voyagé lui aussi. France, Suisse, Italie, il a "tout fait". "Mais plus rien depuis 1992".
Un jeune homme vient interrompre Abdel dans son élan pour lui demander "un stick de Gauloises" en lui glissant quelques billets. C'est un habitué, Abdel ne rechigne pas à lui rendre service. Avant, il transportait parfois des marchandises, "des fripes, des pièces de rechange". Mais il a arrêté. Il ne fait plus que "des gens simples avec leur bagage simple".
Abdel en 24 heures
"Je suis un peu fainéant, alors je ne me lève pas avant 9h. Normalement je pars vers 13h, quand la voiture est pleine".
Il dort dans la voiture et affirme n'avoir jamais passé plus de deux jours à attendre le remplissage. Mais il paraît que certains sont déjà resté trois jours, voire quatre à somnoler sur leurs sièges arrière, dans l'ombre de la porte de France.
Le trajet dure 5 heures - si tout va bien. Il passe toujours par le poste frontière de Tabarka. "Je connais tous les mecs". Avec les marchandises, il fallait sans cesse ouvrir le portefeuille. Avec les humains, il ne donne jamais de bakchiche, sauf s'il veut "faire un geste". Alors, il peut lâcher jusqu'à 5 dinars (tunisien), pour les copains.
A la frontière algérienne, ils sont déjà "plus compliqués".
Parfois les commentaires fusent du côté des forces de sécurité. "Vous faites un travail illégal". Mais bon, Abdel "les emmerde".
La plupart de ses clients sont des Algériens qui viennent pour les soins cliniques ou hospitaliers. La famille qu'il transportait hier avait rendez-vous chez le neurologue. "En Algérie, on n'a plus de vrais médecins". Même s'il ne paie pas d'impôts en Tunisie, Abdel participe du moins à l'essor du tourisme médical.
Il a eu affaire à beaucoup de "malades", à des "gens gentils, tous simples". Mais aussi à "des fous ou des kamikazes".
Un jour d'hiver, il pleuvait des trombes et Abdel roulait à 120 km/h. Une passagère voulait qu'il roule encore plus vite alors que, remarque le chauffeur, "c'était la seule femme et les hommes ne disaient rien".
"La prochaine fois que tu viens à la station, t'as pas intérêt à venir me voir", lui a-t-il rétorqué. Abdel ne badine pas avec la sécurité routière.
Et pourtant, un jour, un gendarme tunisien réussit à lui coller une contravention pour avoir dépassé la ligne continue. "Tu viens plus en Tunisie, c'est clair?", lui intime le gendarme.
"Quand elle t'appartiendra, je ne viendrai plus", avait répondu Abdel.
Un homme en costume trois-pièces l'approche. Ils font un peu tache, les deux élégants, à parlementer dans un coin. "C'est un chauffeur de l'ambassade d'Algérie", expliquera Abdel. Il lui a filé un billet de 100 euros avec des indications sur un post-it. "Un peu d'argent pour sa famille".
Face à la frontière, Tunisiens et Algériens sont sur un même pied d'égalité. Les grands discours stériles des gouvernements sur l'Union du Maghreb Arabe ne font plus rêver personne. Les "taxis algériens", facteurs de mobilité, sont les seuls à ancrer l'Union maghrébine dans la vie de tous les jours.
A 56 ans, Abdel fait les allers-retours depuis 16 ans. Il a passé la frontière environ 4000 fois.
Logan, Peugeot 301, Toyota: une douzaine de voitures banales stationne à l'angle de la rue Al Jazira et de l'avenue de France. Quelques touristes prennent des photos de la grande porte de la médina sans se soucier des chauffeurs, Algériens pour la plupart, qui proposent le voyage la voix basse. Leur activité n'est pas régulée, mais les autorités les tolèrent.
Au ministère des Transports, on "pense" qu'il y a "peut-être" un "accord avec l'Algérie" sur les "taxis algériens". Mais aucun texte ne légifère. Aucun panneau n'indique la station.
Sauter d'un dinar à l'autre
Avant de passer aux longs trajets, Abdel avait un taxi à Annaba. Mais le marché est devenu saturé, explique-t-il. "Et moi, tout de suite je m'énerve". De toute façon, il préfère les Tunisiens qui "respectent plus le code de la route".
En taxi, il gagnait 300 dinars algériens par jour. Aujourd'hui, c'est 6,000 (100 dinars tunisiens) de Tunis à Annaba. "Pour toute la voiture", précise-t-il, "donc 25 par personne". En avion, c'est dix fois plus, escale en prime.
Sur les 12,000 qu'il reçoit pour un aller-retour, il en dépense 5,000 en essence... et dans "la quittance des impôts". Parce que, en Algérie, "le business est légal", et c'est 500 dinars à chaque fois. A la fin du mois, Abdel se retrouve avec un salaire d'environ 640 dinars.
Entre dinar algérien et dinar tunisien, on se perd facilement. Ici, tout le monde sait calculer dans les deux monnaies en même temps. D'ailleurs, une poignée d'agents de change au noir vaquent entre les voitures pour proposer toute sorte de dinars à taux avantageux.
Régulé collectivement, le prix du trajet est le même pour tous. Les chauffeurs évitent la concurrence économique et se partagent les clients.
Avant la révolution, Abdel faisait un trajet tous les jours, soit une quinzaine d'allers-retours par mois. Maintenant, il s'estime heureux s'il en fait 10. "Les Algériens ont peur de la Tunisie et les Tunisiens ont peur de l'Algérie", affirme-t-il.
De 2009 à 2011, il a tenté le trajet Annaba-Tripoli. Mais là aussi, les circonstances ont eu raison de lui et "la guerre est arrivée en Libye". De toute façon, le voyage était trop long, il lui arrivait de s'absenter jusqu'à cinq jours. Difficile à concilier avec sa femme et ses trois enfants à Annaba.
S'il ne savait pas s'il allait voter - "ça dépendra de mes trajets" - il s'arrange toujours pour sa famille. Quand "les gosses sont en vacances", il loue un appartement à Tunis et déménage le foyer. Et pendant que la famille profite de son séjour à l'étranger, Abdel continue ses allers-retours comme si de rien n'était.
Avant de faire voyager les autres, il avait voyagé lui aussi. France, Suisse, Italie, il a "tout fait". "Mais plus rien depuis 1992".
Un jeune homme vient interrompre Abdel dans son élan pour lui demander "un stick de Gauloises" en lui glissant quelques billets. C'est un habitué, Abdel ne rechigne pas à lui rendre service. Avant, il transportait parfois des marchandises, "des fripes, des pièces de rechange". Mais il a arrêté. Il ne fait plus que "des gens simples avec leur bagage simple".
Abdel en 24 heures
"Je suis un peu fainéant, alors je ne me lève pas avant 9h. Normalement je pars vers 13h, quand la voiture est pleine".
Il dort dans la voiture et affirme n'avoir jamais passé plus de deux jours à attendre le remplissage. Mais il paraît que certains sont déjà resté trois jours, voire quatre à somnoler sur leurs sièges arrière, dans l'ombre de la porte de France.
Le trajet dure 5 heures - si tout va bien. Il passe toujours par le poste frontière de Tabarka. "Je connais tous les mecs". Avec les marchandises, il fallait sans cesse ouvrir le portefeuille. Avec les humains, il ne donne jamais de bakchiche, sauf s'il veut "faire un geste". Alors, il peut lâcher jusqu'à 5 dinars (tunisien), pour les copains.
A la frontière algérienne, ils sont déjà "plus compliqués".
"Ils sont durs parce qu'ils veulent montrer qu'ils sont plus forts. il y a toujours des discussions, ils veulent voir les voyageurs".
Parfois les commentaires fusent du côté des forces de sécurité. "Vous faites un travail illégal". Mais bon, Abdel "les emmerde".
La plupart de ses clients sont des Algériens qui viennent pour les soins cliniques ou hospitaliers. La famille qu'il transportait hier avait rendez-vous chez le neurologue. "En Algérie, on n'a plus de vrais médecins". Même s'il ne paie pas d'impôts en Tunisie, Abdel participe du moins à l'essor du tourisme médical.
Il a eu affaire à beaucoup de "malades", à des "gens gentils, tous simples". Mais aussi à "des fous ou des kamikazes".
Un jour d'hiver, il pleuvait des trombes et Abdel roulait à 120 km/h. Une passagère voulait qu'il roule encore plus vite alors que, remarque le chauffeur, "c'était la seule femme et les hommes ne disaient rien".
"La prochaine fois que tu viens à la station, t'as pas intérêt à venir me voir", lui a-t-il rétorqué. Abdel ne badine pas avec la sécurité routière.
Et pourtant, un jour, un gendarme tunisien réussit à lui coller une contravention pour avoir dépassé la ligne continue. "Tu viens plus en Tunisie, c'est clair?", lui intime le gendarme.
"Quand elle t'appartiendra, je ne viendrai plus", avait répondu Abdel.
Un homme en costume trois-pièces l'approche. Ils font un peu tache, les deux élégants, à parlementer dans un coin. "C'est un chauffeur de l'ambassade d'Algérie", expliquera Abdel. Il lui a filé un billet de 100 euros avec des indications sur un post-it. "Un peu d'argent pour sa famille".
Face à la frontière, Tunisiens et Algériens sont sur un même pied d'égalité. Les grands discours stériles des gouvernements sur l'Union du Maghreb Arabe ne font plus rêver personne. Les "taxis algériens", facteurs de mobilité, sont les seuls à ancrer l'Union maghrébine dans la vie de tous les jours.