FOOTBALL - Au Maroc, les actes de vandalisme autour des stades de football refont surface. Dimanche, des affrontements entre supporters en marge du match qui a opposé l'Union de Sidi Kacem (USK) au Moghreb de Fès (MAS), évoluant en deuxième division, ont fait 10 blessés, dont 4 membres des forces de l'ordre, selon les autorités. Deux jours plus tôt, le bilan était plus lourd à Al Hoceima, où des incidents survenus avant et après le match disputé, en Botola Pro, contre le Wydad de Casablanca (WAC) ont fait 69 blessés dont 15 policiers.
La riposte du ministère de l'Intérieur n'a pas tardé. Le département de Mohamed Hassad a annoncé qu'il allait poursuivre "tous les membres" des ultras au Maroc, "des entités illégales qui ont déjà fait l'objet d'interdictions". De leur côté, les groupes d'ultras concernés rejettent toute responsabilité dans les actes de violences de ce week-end et assurent avoir tout fait pour éviter de tels incidents.
Pour comprendre ce regain de violence autour des stades marocains, nous avons interrogé Abderrahim Bourkia, journaliste, sociologue, membre du Centre marocain des sciences sociales (CM2S) et chercheur associé au Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES), qui a consacré plusieurs enquêtes à ce sujet.
HuffPost Maroc: Comment expliquer la montée de la violence de cette fin de semaine chez certains supporters?
Abderrahim Bourkia: Nous sommes en pleine anomie sociale. Ce terme caractérise les périodes de développement économique génératrices de désorganisation et de démoralisation, ainsi que l’apparition de conduites déviantes. Les grilles de lecture des derniers actes de violence collective qui gravitent autour des stades sont diverses, dans la mesure où les acteurs et les circonstances ne sont pas les mêmes. Il y a lieu de parler ici de manipulation et de provocation de la part de certains qui cherchent à jouer sur la carte du régionalisme et à "surfer" sur les demandes sociales à des fins politiques.
L’ambiance est généralement électrique entre les groupes de supporters. Chaque groupe, dans sa quête pour être vu et reconnu, est en compétition avec les rivaux: il cherche à afficher sa supériorité, sa domination symbolique et physique. C’est le "nous" contre "eux". Les règlements de comptes sont courants dans l’univers des supporters, décrits comme l'aboutissement d’un processus d'acculturation antagoniste.
Pour quelles raisons selon vous?
Pour certains supporters, s'inscrire dans un groupe ultra, c’est user de la violence contre les autres groupes. C’est insignifiant pour eux, et abominable et condamnable par l'opinion publique. Si ces comportements sont qualifiés de déviants, l’observation nous a montré que l’usage dont en font certains supporters est structuré par des codes propres. Sans vouloir généraliser à tous les groupes ultras, ces activités, déviantes pour la société et non respectueuses des valeurs de la vie commune, font partie du monde des ultras, génèrent majoritairement une stigmatisation des supporters et de leurs codes. Il y a une variabilité de perception selon que l’on se place dans ("in") ou hors ("out") des groupes. On peut trouver toutefois des formes d’entente entre certains groupes ultras plus solidaires, notamment entre eux contre d’autres.
La fédération est synonyme de pouvoir et de clientélisme pour les ultras
Nous pouvons observer par ailleurs des degrés de maturité différents selon les groupes, et de fait des différences de comportement: les ultras fustigent souvent les décisions de la fédération à l’égard de leurs équipes quand ils les jugent hostiles aux leurs et favorables aux autres. La fédération est synonyme de pouvoir et de clientélisme pour les ultras. Quant aux forces de l’ordre, ils sont l’incarnation de la domination des appareils étatiques sur les citoyens. Et souvent, les supporters disent que les problèmes sont générés par les éléments des forces de l’ordre et des agents de sécurité.
Dans un communiqué diffusé dimanche, l'Intérieur explique ces actes de vandalisme avec le retour "concomitant de certains groupes ultras aux stades". Partagez-vous cette lecture de la situation?
Non, pas du tout. Il serait incongru de lier le retour des groupes de supporters et les actes de violence. Cela porte préjudice aux ultras et les diabolise davantage. D’autres groupes de supporters et des ultras sont retournés aux stades sans incidents. Donc non, nous ne pouvons pas condamner tous les groupes.
À votre avis, les ultras ont-ils quand même leur part de responsabilité dans ces incidents en particulier?
Les ultras et les supporters ont mauvaise presse, tant dans leurs scènes d’euphorie démesurées que dans les actes de violence constatés, mais il serait hâtif de dire que les ultras sont les seuls et uniques responsables des actes de violence qui gravitent autour du football au Maroc. Car dire que les ultras sont responsables de cette violence sanctionne tout le mouvement du "supportérisme".
En effet, la quasi-totalité des groupes ultras et des supporters ne se reconnaissent pas dans la violence et la condamnent. La question que l’on doit se poser est la suivante: les acteurs impliqués sont-ils des supporters, des "délinquants" ou bien les deux? La violence entre supporters doit être considérée comme la conséquence directe d’un processus d’interactions entre les protagonistes. D’où l’utilité d’une analyse globale afin de ne pas pointer du doigt tout le groupe/le mouvement du "supportérisme", alors qu’il s’agit en fait que de quelques éléments qui s’adonnent à ces actes de violence.
Ceux qui composent un groupe potentiellement violent ne constituent pas forcément un groupe de supporters homogène
Le stade n’amène pas que des supporters et on ne peut pas qualifier de supporter toute personne portant une écharpe ou un maillot de telle ou telle équipe. Le stade amène à la fois le supporter ultra, le supporter aisé qui s’installe dans les tribunes, et l’affairiste ou "zeram", le voleur qui cherche la "haouta" (ndlr, la bonne affaire)... Ceux qui composent un groupe potentiellement violent ne constituent pas forcément un groupe de supporters homogène. Cependant, le fait de se retrouver en groupe procure assurance et réconfort à ses membres.
L’Intérieur a aussi décidé d’engager dorénavant "des poursuites judiciaires à l’encontre de toute personne s’activant au sein de ces entités illégales qui ont déjà fait l’objet de décisions d’interdiction". Cette démarche vous semble-t-elle pertinente pour décourager les actes de violence dans les stades ?
Les médias et les pouvoirs publics ont déjà évoqué auparavant la "dissolution des ultras" et je le précise encore: nous ne pouvons pas parler de dissolution, tout simplement parce que les ultras n’ont pas de forme juridique! Il vaut mieux parler d’interdiction d’activités, c’est plus approprié. C’est le ministère de l’Intérieur qui a pris la décision d’interdire l’organisation des activités suite au décès de deux jeunes supporters du Raja de Casablanca.
Je suis pour les poursuites judiciaires, mais il ne faut pas que l’appartenance à un groupe ultra devienne le chef d’accusation. Ce serait véritablement insensé et préjudiciable et on aura des innocents derrière les barreaux. C’est malheureusement le cas de certains membres ultras que j’ai rencontrés durant mes enquêtes. Les normes de l’univers ultras sont perçues comme déviantes par rapport aux normes sociales classiques. Il peut y avoir des passages à l’acte rapides, le vol et le racket sont monnaie courante. Mais c’est le cas d’une minorité qui cherche à semer la pagaille et s’adonner au vol. Les peines privatives de liberté devraient être appliquées avec mesure, il ne faut pas distribuer des sanctions à tour de bras et n’importe comment. Et je ne suis pas tout-à-fait pour des sanctions sévères surtout quand il s’agit de mineurs.
L’idéal serait de les accompagner dans la prise de conscience. Ne prenons pas le risque de les désocialiser davantage et de les couper de ce qui les cadre encore: famille, collège et vie sociale… car le législateur les condamne à jamais. Notons au passage que les prisons fabriquent de la délinquance. Et nous aurons des individus plus déstructurés et plus dangereux pour eux et pour la société.
Quelle serait la meilleure démarche à entreprendre, selon vous, pour mettre définitivement un terme à la violence qui entoure souvent les matchs de football au Maroc ?
Premièrement, il faut ne plus se voiler la face et arrêter d’imputer la responsabilité aux ultras. La violence qui gravite autour des stades est liée davantage aux contextes socioéconomiques du pays. Ces actes révèlent une partie des maux qui rongent notre société. C’est le corps social qui produit et nourrit cette violence. Certains individus profitent, comme je l’ai déjà dit, de l’anonymat et s’adonnent à des délits aux abords et dans les stades. Et on les croise partout: dans les déplacements entre supporters, dans les transports en commun, dans la rue, et pas uniquement dans l’arène.
Il y a toute une réflexion sociologique qui gravite autour de la frustration comme moteur de la violence
L’insatisfaction des attentes élémentaires, légitimes d’un groupe social est motrice de violence. Les jeunes sont en quête de visibilité; cela peut prendre un aspect festif ou violent selon la logique partisane des groupes des supporters et des autres motivations qui évoquent davantage l’idée que l’injustice économique n’est pas sans rapport avec certains débordements de violence. Il y a toute une réflexion sociologique qui gravite autour de la frustration comme moteur de la violence. La discrimination économique, entre autres, peut donner des explications aux actes de violence.
Le football au Maroc est devenu un lieu d’expression de l’errance socio-économique des jeunes exclus de la société et le "supportérisme" serait un moyen d'expression, de protestation et surtout le cadre d'une construction d'identité qui exprime chez les jeunes un désir de paraître, d'exister et d’être reconnu au sein d'une société dont ils se sentent en fait plutôt exclus. L'inscription au sein d'un groupe de supporters leur permettrait de s'approprier une identité propre, de construire un mode de vie, une appartenance, une identité collective face aux autres.
Certains peuvent voir ce mouvement social comme naïf, dépolitisé. Alors que les chants, les banderoles et les "tifos" affichent des messages sociaux clairs liés au chômage, à la pauvreté, à l'exclusion, au mépris, à l’incompréhension… Le processus ou la solution sécuritaire ou politique ne fait que gagner du temps à court terme sans s’attaquer aux origines du fléau, et manque terriblement de moyens techniques et humains.
On ne peut s’en sortir qu’avec une combinaison socioéconomique à moyen et à long terme. On ne peut s’attaquer à la violence urbaine (dans les stades ou autres) que d’une manière rationnelle, travailler d’abord pour une justice sociale, un accès large à l’éducation, aux activités sportives et à la culture. C’est un projet pour construire une société solide et un investissement gagnant/gagnant pour notre jeunesse et notre pays.
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