C’est un homme reposé et serein qui sort de deux ans au sein d’un ministère controversé, celui des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle. Torture, blessés de la révolution, prisons, 'harragas', salafistes, terrorisme, Justice transitionnelle, Samir Dilou a vu beaucoup de dossiers s’empiler sur son bureau ces deux dernières années. Héritier d’un ministère qui a été créé spécialement après la révolution, il se confie sur son expérience, ses déceptions et sa vision du parti Ennahdha depuis la passation de pouvoir.
HuffPost Maghreb: Quel bilan faites-vous de votre action au sein du ministère des Droits de l’Homme?
Samir Dilou: Si je devais me noter comme on le fait avec les écoliers, je dirais "peut mieux faire" mais je m’abstiens de donner une note, c’est plutôt le rôle des médias, de l’opposition, des citoyens, des historiens. J’ai la conscience tranquille, j’aurais pu en effet mieux faire mais j’ai agi selon mes capacités et mes moyens. Il faut dire que nous avons travaillé dans des conditions difficiles. Bien sûr, il y a un sentiment d’inachevé.
Qu’est-ce qui est encore inachevé?
Il y a des dossiers encore en pause et des projets que je n’ai pas pu mener à bien. Essentiellement, le centre de réhabilitation des victimes de la torture, sur lequel j’ai travaillé pendant trois ou quatre ans avant même d’être ministre, malheureusement lors de la dernière étape, il y a eu des problèmes politiques. Il y a aussi tout ce qui est en rapport avec l’édition, nous n’avons pas publié les rapports, livres ou magazines sur des sujets que nous avons traités.
Par contre nous avons réussi à mettre en place une instance de prévention contre la torture et la loi sur la justice transitionnelle. La loi qui réforme la loi antiterroriste de 2003 est désormais à l’agenda de l’Assemblée nationale constituante. Nous avons aussi un rapport sur la situation dans les prisons qui doit sortir d’ici deux à trois semaines.
Que pensez-vous de votre successeur Hafedh Ben Salah? Pourra-t-il mener à bien ces dossiers en attente?
Je suis très optimiste car je le connais bien, c’était mon professeur de droit il y a vingt sept ans. Je sais très bien qu’il va poursuivre le travail et je lui fais confiance.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans votre expérience de ministre, surtout à la tête d’un Ministère qui n’existait pas avant la révolution?
C’est à la fois la pression énorme, le fait d’être sans arrêt sous les feux des projecteurs et les attentes de la population qui sont pressantes, avec un grand niveau d'exigence et une certaine démesure par rapport aux moyens dont nous disposons. Il faut donc oublier son appartenance politique et rester humble.
Beaucoup de gens vous ont reproché votre manque d’action dans le cas de Jabeur Mejri, l’internaute emprisonné pour des caricatures du prophète... Qu'en-est-il?
Non au contraire, j’ai pris une position là-dessus en m’exprimant dans les médias alors que j’ai normalement l’obligation de réserve. Quand j’ai dit dans les médias qu’il fallait libérer Jabeur Mejri, je suis sorti de ce devoir de réserve et je l’ai fait sciemment, pour exercer une pression. La décision appartient désormais au Président de la République. Si j’étais à la place du Président je l’aurais gracié depuis longtemps.
Dans le cas des deux salafistes morts de la grève de la faim en prison en novembre 2012, que s’est-il passé? Pourquoi n’ont-ils pas été pris en charge à temps?
Malheureusement leurs avocats ont joué un rôle assez néfaste. Ils ont eu une fatwa d’un dirigeant salafiste qui intimait l’ordre aux deux prisonniers de mettre fin à leur grève et cette fatwa ne leur est jamais parvenue. Ce n’est pas la seule raison mais c’est une de celles qui a pu les pousser à se laisser mourir.
Je connais très bien les grèves de la faim, j’en ai fait trente-six et ce n’est pas facile de forcer quelqu’un à se nourrir surtout quand il ne sent plus le danger. Par exemple, le deuxième salafiste, Béchir Golli, nous l’avions convaincu de stopper sa grève mais c’était malheureusement trop tard. Cette affaire reste une tâche noire dans le bilan de notre ministère, nous avons perdu deux jeunes vies, c’est injustifiable.
La loi sur la justice transitionnelle a finalement été votée à l’Assemblée après plusieurs blocages. Pourquoi cela a-t-il pris autant de temps?
Les raisons sont purement politiques et le blocage venait aussi de mon propre parti qui a mis en concurrence cette loi avec celle sur l’immunisation de la révolution. J’ai dit dès le début que j’étais contre la loi d’immunisation car la loi sur la justice transitionnelle était suffisante pour punir les anciens du régime Ben Ali. Je n’ai été écouté que vers la fin!
Ne craignez-vous pas une bipolarisation lors des prochaines élections ?
C’est le risque en effet mais ce n’est pas si évident. Les deux grand pôles politiques restent en effet Ennahdha et les partis proches politiquement d’Ennahdha, et le pôle plus ou moins issu de l’ancien RCD à savoir Nida Tounes et les destouriens. C’est malsain s’il n’y a que ces deux pôles, il faudrait une troisième voie, une troisième alternative surtout dans notre période de transition. Je considère que le parti Ennahdha n’a pas de tendance hégémoniste et ne gouvernera jamais seul.
Considérez-vous le fait qu’Ennahdha ait quitté le pouvoir comme un échec?
L’environnement dans lequel nous avons fait l’expérience du pouvoir n’était pas facile. Ce n’est pas à moi de juger, nous avons fait notre travail, nous avons investi dans l’ouverture, nous avons préparé des projets de lois avec la société civile, je pense que ce travail sera reconnu et suivi.
Mais ce n'est pas vraiment un échec, car nous sommes sortis par la grande porte, finalement l’opposition nous a fait un cadeau car ce n’est pas toujours facile de quitter le pouvoir dans de bonnes conditions. Aucun parti, de tendance islamiste n’a su le faire d’ailleurs, comme le montre le cas de l’Egypte. On peut dire que ces partis ont réussi à accéder au pouvoir de façon démocratique. Leur gouvernance a donné un semi-succès ou un semi-échec (pour les jugements moins cléments). Mais leur problème est de n’avoir jamais vraiment accepté l’alternance politique.
Le parti Ennahdha a prouvé qu’il pouvait quitter le pouvoir en ayant la majorité au sein de l’Assemblée et en ayant gagné les élections.
J’ai également cédé mon fauteuil à un ministre qui n’a pas été élu et je ne me considère pas perdant. Nous avons agi pour le bien du pays. Regardez aujourd’hui la différence entre la Tunisie et l’Egypte: La Tunisie est vue comme un symbole et un exemple sur la bonne voie.
Cependant, en quittant le pouvoir, comme vous dites, vous avez fait l’aveu d’un "semi-échec". Comment rebondir politiquement? N’y-a-t-il pas une crise de confiance au sein de votre électorat?
Ce sont des questions sur lesquelles nous débattons actuellement au sein du parti. Je pense qu’il y a seulement une partie de l’électorat ou de la population qui va se demander pourquoi faire confiance à un parti qui n’a pas pu rester au pouvoir ou arranger la situation économique.
Mais au-delà de cette problématique, ils peuvent aussi voir que nous sommes restés responsables en tant que parti politique. Nous ne nous sommes pas accrochés au pouvoir ni à la légitimité électorale afin d’éviter de prolonger une situation de crise.
L’assassinat de Mohamed Brahmi et la crise politique qui a suivi avec l’arrêt des travaux de l’Assemblée ont été un grand coup. L’opposition n’a pas réussi à faire tomber le gouvernement mais la Troïka n’a pas pu continuer de gouverner comme si de rien n’était.
La donne a changé. Si nous nous étions obstinés sur le plan de la légitimité électorale, nous serions restés coupés de la réalité mais ne faire-valoir que la légitimité de la rue aurait été aussi une erreur. La solution était bien cette troisième voie du dialogue national.
Y’aura-t-il une possibilité d’un rapprochement politique entre le CPR et Ennahdha ?
Ce n’est pas impossible mais ce n’est pas au cœur des discussions actuellement. Pour Ennahdha, il n’est pas question d’avoir des rapprochements idéologiques, il faut des rapprochements politiques.
Parmi les dossiers que vous transmettez à votre successeur, il y a celui de la torture, qui existe encore aujourd’hui en Tunisie selon les rapports des ONGs. Les victimes semblent avoir aujourd’hui beaucoup de mal à porter plainte contre leurs bourreaux, certaines font l'objet d’intimidations et de harcèlement, d’autres se retrouvent confrontés à des juges frileux. Pourquoi la justice tunisienne peine à sanctionner les tortionnaires?
Il y a ce problème sur lequel nous sommes tous d’accord: la réforme du secteur judiciaire n’a pas été faite. De notre côté, il y a un sentiment d’impuissance car nous n’avons pas le pouvoir d’intervenir dans les décisions judiciaires sinon ce serait encore les méthodes de l’ancien régime.
Et puis il ne faut pas généraliser. Quand j’étais dans la société civile, je l’ai vu, on parle souvent de torture pour ce qui est plutôt une maltraitance, on ne fait parfois pas la différence entre les doutes et les preuves irréfutables. Il faut faire attention à cela et mener des enquêtes approfondies.
Il y a des cas avérés de torture et je l’ai dit en tant que ministre. Mais ce n’est pas parce que l’on met des défenseurs des droits de l’Homme comme moi à la tête d’un ministère que la réalité va changer du jour au lendemain. Ce sont des actes qui ont été commis pendant des décennies et cela demande un travail énorme pour changer les lois, construire des garde-fous, mettre aussi la justice sous pression ce qui relève aussi du travail des médias et de la société civile.
Souvent, ces victimes viennent se plaindre auprès du ministère des Droits de l’Homme. Vous ont-elles fait part des intimidations qu’elles subissent parfois de la police lorsqu’elles ont été torturées par le système policier ou même, des familles de leurs anciens bourreaux?
Oui nous avons reçu beaucoup de plaintes, j’ai même des plaintes d’avocats qui défendent ces victimes. Ils reçoivent également eux aussi des menaces. D’ailleurs, des fois c’est assumé. J’ai vu de mes propres yeux des syndicalistes policiers accuser des avocats d’être des sympathisants des terroristes.
C’est le cas de l’avocat de plusieurs salafistes, Anouar Ouled Ali ou même d’Imen Triki, la présidente de l’association Liberté et Equité. Leur seul tort est d’oser parler de la torture commise par des policiers sur des salafistes, et ils ont raison d’en parler. Ce n’est pas parce que certains salafistes sont des terroristes ou usent de la violence qu’il faut généraliser à l’ensemble des salafistes et les torturer.
Comment s'est passée votre relation avec le ministre de l’Intérieur dans ces cas-là où vous devez lui faire part de ces plaintes qui touchent directement le secteur policier?
Le ministère de l’Intérieur est coopératif mais c’est plutôt au sein de certains milieux sécuritaires qu’il y a de la résistance. Je connais bien le ministre de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, qui est convaincu qu’il faut changer la donne. Mais cela ne dépend pas que de lui. Aujourd’hui, c’est toujours plus facile pour un policier qui veut obtenir des aveux, de taper le suspect ou de lui faire peur.
Certains policiers pensent que seule la torture la plus violente est interdite mais que quelques coups ne relèvent pas de la torture. Et beaucoup de citoyens pensent aussi cela. Je suis avocat et parfois quand je demande à un client s’il a été torturé, il me répond que non. C’est en parlant d’avantage avec lui que je découvre qu’il a en effet bel et bien été torturé. Il y a une résistance car pour les policiers, la Tunisie n’est pas la Suède. Selon eux, il faut encore user d’une "torture modérée" à cause de la situation actuelle et de la lutte antiterroriste.
Justement, vous avez proposé un projet de réforme de la loi antiterroriste de 2003, quels en sont les principaux points ?
Il fallait combler les lacunes de cette loi, garantir un procès équitable et le respect des droits de l’Homme. Le projet a été élaboré avec la société civile et je pense que nous sommes arrivés à un bon résultat.
L’ancienne loi qui avait été suspendue pendant la révolution est de nouveau en vigueur, notamment pour justifier la lutte antiterroriste, recevez-vous encore des plaintes sur les dépassements que son application peut entraîner ?
Nous sommes confrontés à un nouveau phénomène: des gendarmes tués, des militaires égorgés, d’autres qui sautent sur des mines. Les agents de sécurité ne savent pas réagir autrement que par la violence face à cela. Mais il faut être ferme dans le respect des droits de l’Homme, ce qui est plus facile à dire qu’à faire.
Y-a-t-il réellement une stratégie de lutte antiterroriste en Tunisie? On voit souvent des récits d’attaques antiterroristes qui se soldent par des morts aussi bien à Chaâmbi que dans la banlieue de Tunis. Est-ce que l’usage de la violence est la seule solution pour lutter contre une menace terroriste?
Malheureusement nous n’avons eu le temps de rien après la révolution et encore moins de planifier une stratégie. Nous n’étions pas préparés à cela. Il y a la Libye où les armes circulent librement. Nous avons un peu été dépassés par les évènements. Je pense que la réforme de la loi antiterroriste sera un bon début.
Depuis la déclaration d’Ali Larayedh qu’Ansar Charia était désormais une organisation terroriste, la politique du gouvernement a-t-elle changé avec les salafistes?
Oui, mais c’est une question très compliquée car c’est à la fois un problème sécuritaire, économique, et social. Je suis le phénomène des salafistes depuis longtemps, j’ai été l'avocat de certains d’entre eux. C’est plus facile d’endoctriner un jeune avec des idées extrémistes manichéennes qu’avec des idées d’ouverture politique, de consensus, de démocratie. En plus, cela reste dans des circuits fermés difficiles à identifier.
Le phénomène des salafistes en Tunisie a connu une mutation. Les salafistes jihadistes que nous avons actuellement ne sont plus les mêmes que ceux d’après la révolution. De la prédication et des initiatives caritatives, ils sont passés à une certaine radicalisation. J’ai été l’un des premiers à admettre que nous avions été laxistes sur la question des salafistes qui usaient de la violence
Quels sont vos projets à présent? Allez-vous vous investir au sein du parti Ennahdha pour les prochaines élections?
Je vais me reposer déjà pour commencer, je n’ai pas eu le bonheur de voir grandir mes deux filles ces trois dernières années. J’ai un projet personnel de centre de recherche. Sur le plan politique, je ne crois pas que je vais remplir le rôle que l’on attend de moi. Je pense que je vais rester en arrière-plan même si je fais partie de la direction d’Ennahdha au sein du bureau exécutif. Je vais faire ce que je veux et non pas ce que l’on attend de moi.
HuffPost Maghreb: Quel bilan faites-vous de votre action au sein du ministère des Droits de l’Homme?
Samir Dilou: Si je devais me noter comme on le fait avec les écoliers, je dirais "peut mieux faire" mais je m’abstiens de donner une note, c’est plutôt le rôle des médias, de l’opposition, des citoyens, des historiens. J’ai la conscience tranquille, j’aurais pu en effet mieux faire mais j’ai agi selon mes capacités et mes moyens. Il faut dire que nous avons travaillé dans des conditions difficiles. Bien sûr, il y a un sentiment d’inachevé.
Qu’est-ce qui est encore inachevé?
Il y a des dossiers encore en pause et des projets que je n’ai pas pu mener à bien. Essentiellement, le centre de réhabilitation des victimes de la torture, sur lequel j’ai travaillé pendant trois ou quatre ans avant même d’être ministre, malheureusement lors de la dernière étape, il y a eu des problèmes politiques. Il y a aussi tout ce qui est en rapport avec l’édition, nous n’avons pas publié les rapports, livres ou magazines sur des sujets que nous avons traités.
Par contre nous avons réussi à mettre en place une instance de prévention contre la torture et la loi sur la justice transitionnelle. La loi qui réforme la loi antiterroriste de 2003 est désormais à l’agenda de l’Assemblée nationale constituante. Nous avons aussi un rapport sur la situation dans les prisons qui doit sortir d’ici deux à trois semaines.
Que pensez-vous de votre successeur Hafedh Ben Salah? Pourra-t-il mener à bien ces dossiers en attente?
Je suis très optimiste car je le connais bien, c’était mon professeur de droit il y a vingt sept ans. Je sais très bien qu’il va poursuivre le travail et je lui fais confiance.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans votre expérience de ministre, surtout à la tête d’un Ministère qui n’existait pas avant la révolution?
C’est à la fois la pression énorme, le fait d’être sans arrêt sous les feux des projecteurs et les attentes de la population qui sont pressantes, avec un grand niveau d'exigence et une certaine démesure par rapport aux moyens dont nous disposons. Il faut donc oublier son appartenance politique et rester humble.
J’ai toujours considéré qu’un homme politique pense aux prochaines élections et qu’un homme d’Etat pense aux prochaines générations.
Beaucoup de gens vous ont reproché votre manque d’action dans le cas de Jabeur Mejri, l’internaute emprisonné pour des caricatures du prophète... Qu'en-est-il?
Non au contraire, j’ai pris une position là-dessus en m’exprimant dans les médias alors que j’ai normalement l’obligation de réserve. Quand j’ai dit dans les médias qu’il fallait libérer Jabeur Mejri, je suis sorti de ce devoir de réserve et je l’ai fait sciemment, pour exercer une pression. La décision appartient désormais au Président de la République. Si j’étais à la place du Président je l’aurais gracié depuis longtemps.
Dans le cas des deux salafistes morts de la grève de la faim en prison en novembre 2012, que s’est-il passé? Pourquoi n’ont-ils pas été pris en charge à temps?
Malheureusement leurs avocats ont joué un rôle assez néfaste. Ils ont eu une fatwa d’un dirigeant salafiste qui intimait l’ordre aux deux prisonniers de mettre fin à leur grève et cette fatwa ne leur est jamais parvenue. Ce n’est pas la seule raison mais c’est une de celles qui a pu les pousser à se laisser mourir.
Je connais très bien les grèves de la faim, j’en ai fait trente-six et ce n’est pas facile de forcer quelqu’un à se nourrir surtout quand il ne sent plus le danger. Par exemple, le deuxième salafiste, Béchir Golli, nous l’avions convaincu de stopper sa grève mais c’était malheureusement trop tard. Cette affaire reste une tâche noire dans le bilan de notre ministère, nous avons perdu deux jeunes vies, c’est injustifiable.
La loi sur la justice transitionnelle a finalement été votée à l’Assemblée après plusieurs blocages. Pourquoi cela a-t-il pris autant de temps?
Les raisons sont purement politiques et le blocage venait aussi de mon propre parti qui a mis en concurrence cette loi avec celle sur l’immunisation de la révolution. J’ai dit dès le début que j’étais contre la loi d’immunisation car la loi sur la justice transitionnelle était suffisante pour punir les anciens du régime Ben Ali. Je n’ai été écouté que vers la fin!
Ne craignez-vous pas une bipolarisation lors des prochaines élections ?
C’est le risque en effet mais ce n’est pas si évident. Les deux grand pôles politiques restent en effet Ennahdha et les partis proches politiquement d’Ennahdha, et le pôle plus ou moins issu de l’ancien RCD à savoir Nida Tounes et les destouriens. C’est malsain s’il n’y a que ces deux pôles, il faudrait une troisième voie, une troisième alternative surtout dans notre période de transition. Je considère que le parti Ennahdha n’a pas de tendance hégémoniste et ne gouvernera jamais seul.
Considérez-vous le fait qu’Ennahdha ait quitté le pouvoir comme un échec?
L’environnement dans lequel nous avons fait l’expérience du pouvoir n’était pas facile. Ce n’est pas à moi de juger, nous avons fait notre travail, nous avons investi dans l’ouverture, nous avons préparé des projets de lois avec la société civile, je pense que ce travail sera reconnu et suivi.
Mais ce n'est pas vraiment un échec, car nous sommes sortis par la grande porte, finalement l’opposition nous a fait un cadeau car ce n’est pas toujours facile de quitter le pouvoir dans de bonnes conditions. Aucun parti, de tendance islamiste n’a su le faire d’ailleurs, comme le montre le cas de l’Egypte. On peut dire que ces partis ont réussi à accéder au pouvoir de façon démocratique. Leur gouvernance a donné un semi-succès ou un semi-échec (pour les jugements moins cléments). Mais leur problème est de n’avoir jamais vraiment accepté l’alternance politique.
Le parti Ennahdha a prouvé qu’il pouvait quitter le pouvoir en ayant la majorité au sein de l’Assemblée et en ayant gagné les élections.
J’ai également cédé mon fauteuil à un ministre qui n’a pas été élu et je ne me considère pas perdant. Nous avons agi pour le bien du pays. Regardez aujourd’hui la différence entre la Tunisie et l’Egypte: La Tunisie est vue comme un symbole et un exemple sur la bonne voie.
Cependant, en quittant le pouvoir, comme vous dites, vous avez fait l’aveu d’un "semi-échec". Comment rebondir politiquement? N’y-a-t-il pas une crise de confiance au sein de votre électorat?
Ce sont des questions sur lesquelles nous débattons actuellement au sein du parti. Je pense qu’il y a seulement une partie de l’électorat ou de la population qui va se demander pourquoi faire confiance à un parti qui n’a pas pu rester au pouvoir ou arranger la situation économique.
Mais au-delà de cette problématique, ils peuvent aussi voir que nous sommes restés responsables en tant que parti politique. Nous ne nous sommes pas accrochés au pouvoir ni à la légitimité électorale afin d’éviter de prolonger une situation de crise.
L’assassinat de Mohamed Brahmi et la crise politique qui a suivi avec l’arrêt des travaux de l’Assemblée ont été un grand coup. L’opposition n’a pas réussi à faire tomber le gouvernement mais la Troïka n’a pas pu continuer de gouverner comme si de rien n’était.
La donne a changé. Si nous nous étions obstinés sur le plan de la légitimité électorale, nous serions restés coupés de la réalité mais ne faire-valoir que la légitimité de la rue aurait été aussi une erreur. La solution était bien cette troisième voie du dialogue national.
Y’aura-t-il une possibilité d’un rapprochement politique entre le CPR et Ennahdha ?
Ce n’est pas impossible mais ce n’est pas au cœur des discussions actuellement. Pour Ennahdha, il n’est pas question d’avoir des rapprochements idéologiques, il faut des rapprochements politiques.
Parmi les dossiers que vous transmettez à votre successeur, il y a celui de la torture, qui existe encore aujourd’hui en Tunisie selon les rapports des ONGs. Les victimes semblent avoir aujourd’hui beaucoup de mal à porter plainte contre leurs bourreaux, certaines font l'objet d’intimidations et de harcèlement, d’autres se retrouvent confrontés à des juges frileux. Pourquoi la justice tunisienne peine à sanctionner les tortionnaires?
Il y a ce problème sur lequel nous sommes tous d’accord: la réforme du secteur judiciaire n’a pas été faite. De notre côté, il y a un sentiment d’impuissance car nous n’avons pas le pouvoir d’intervenir dans les décisions judiciaires sinon ce serait encore les méthodes de l’ancien régime.
Et puis il ne faut pas généraliser. Quand j’étais dans la société civile, je l’ai vu, on parle souvent de torture pour ce qui est plutôt une maltraitance, on ne fait parfois pas la différence entre les doutes et les preuves irréfutables. Il faut faire attention à cela et mener des enquêtes approfondies.
Il y a des cas avérés de torture et je l’ai dit en tant que ministre. Mais ce n’est pas parce que l’on met des défenseurs des droits de l’Homme comme moi à la tête d’un ministère que la réalité va changer du jour au lendemain. Ce sont des actes qui ont été commis pendant des décennies et cela demande un travail énorme pour changer les lois, construire des garde-fous, mettre aussi la justice sous pression ce qui relève aussi du travail des médias et de la société civile.
Souvent, ces victimes viennent se plaindre auprès du ministère des Droits de l’Homme. Vous ont-elles fait part des intimidations qu’elles subissent parfois de la police lorsqu’elles ont été torturées par le système policier ou même, des familles de leurs anciens bourreaux?
Oui nous avons reçu beaucoup de plaintes, j’ai même des plaintes d’avocats qui défendent ces victimes. Ils reçoivent également eux aussi des menaces. D’ailleurs, des fois c’est assumé. J’ai vu de mes propres yeux des syndicalistes policiers accuser des avocats d’être des sympathisants des terroristes.
C’est le cas de l’avocat de plusieurs salafistes, Anouar Ouled Ali ou même d’Imen Triki, la présidente de l’association Liberté et Equité. Leur seul tort est d’oser parler de la torture commise par des policiers sur des salafistes, et ils ont raison d’en parler. Ce n’est pas parce que certains salafistes sont des terroristes ou usent de la violence qu’il faut généraliser à l’ensemble des salafistes et les torturer.
Comment s'est passée votre relation avec le ministre de l’Intérieur dans ces cas-là où vous devez lui faire part de ces plaintes qui touchent directement le secteur policier?
Le ministère de l’Intérieur est coopératif mais c’est plutôt au sein de certains milieux sécuritaires qu’il y a de la résistance. Je connais bien le ministre de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, qui est convaincu qu’il faut changer la donne. Mais cela ne dépend pas que de lui. Aujourd’hui, c’est toujours plus facile pour un policier qui veut obtenir des aveux, de taper le suspect ou de lui faire peur.
Certains policiers pensent que seule la torture la plus violente est interdite mais que quelques coups ne relèvent pas de la torture. Et beaucoup de citoyens pensent aussi cela. Je suis avocat et parfois quand je demande à un client s’il a été torturé, il me répond que non. C’est en parlant d’avantage avec lui que je découvre qu’il a en effet bel et bien été torturé. Il y a une résistance car pour les policiers, la Tunisie n’est pas la Suède. Selon eux, il faut encore user d’une "torture modérée" à cause de la situation actuelle et de la lutte antiterroriste.
Justement, vous avez proposé un projet de réforme de la loi antiterroriste de 2003, quels en sont les principaux points ?
Il fallait combler les lacunes de cette loi, garantir un procès équitable et le respect des droits de l’Homme. Le projet a été élaboré avec la société civile et je pense que nous sommes arrivés à un bon résultat.
L’ancienne loi qui avait été suspendue pendant la révolution est de nouveau en vigueur, notamment pour justifier la lutte antiterroriste, recevez-vous encore des plaintes sur les dépassements que son application peut entraîner ?
Nous sommes confrontés à un nouveau phénomène: des gendarmes tués, des militaires égorgés, d’autres qui sautent sur des mines. Les agents de sécurité ne savent pas réagir autrement que par la violence face à cela. Mais il faut être ferme dans le respect des droits de l’Homme, ce qui est plus facile à dire qu’à faire.
Y-a-t-il réellement une stratégie de lutte antiterroriste en Tunisie? On voit souvent des récits d’attaques antiterroristes qui se soldent par des morts aussi bien à Chaâmbi que dans la banlieue de Tunis. Est-ce que l’usage de la violence est la seule solution pour lutter contre une menace terroriste?
Malheureusement nous n’avons eu le temps de rien après la révolution et encore moins de planifier une stratégie. Nous n’étions pas préparés à cela. Il y a la Libye où les armes circulent librement. Nous avons un peu été dépassés par les évènements. Je pense que la réforme de la loi antiterroriste sera un bon début.
Depuis la déclaration d’Ali Larayedh qu’Ansar Charia était désormais une organisation terroriste, la politique du gouvernement a-t-elle changé avec les salafistes?
Oui, mais c’est une question très compliquée car c’est à la fois un problème sécuritaire, économique, et social. Je suis le phénomène des salafistes depuis longtemps, j’ai été l'avocat de certains d’entre eux. C’est plus facile d’endoctriner un jeune avec des idées extrémistes manichéennes qu’avec des idées d’ouverture politique, de consensus, de démocratie. En plus, cela reste dans des circuits fermés difficiles à identifier.
Le phénomène des salafistes en Tunisie a connu une mutation. Les salafistes jihadistes que nous avons actuellement ne sont plus les mêmes que ceux d’après la révolution. De la prédication et des initiatives caritatives, ils sont passés à une certaine radicalisation. J’ai été l’un des premiers à admettre que nous avions été laxistes sur la question des salafistes qui usaient de la violence
Quels sont vos projets à présent? Allez-vous vous investir au sein du parti Ennahdha pour les prochaines élections?
Je vais me reposer déjà pour commencer, je n’ai pas eu le bonheur de voir grandir mes deux filles ces trois dernières années. J’ai un projet personnel de centre de recherche. Sur le plan politique, je ne crois pas que je vais remplir le rôle que l’on attend de moi. Je pense que je vais rester en arrière-plan même si je fais partie de la direction d’Ennahdha au sein du bureau exécutif. Je vais faire ce que je veux et non pas ce que l’on attend de moi.